Ici, en exclusivité, je vous offre une nouvelle ... Bonne lecture
Et je vous invite à me faire part de vos impressions ...
"Les retrouvailles"
Sur la plage de galets gris bleutés, le ciel s'obscurcit. Dans le ciel, les nuages cendrés s'amassent plutôt larges à leur base et effilés à leurs sommets.
Je titube, mal assuré par les galets fuyants. Je marche comme on peut marcher sur des œufs. Dur de garder l'équilibre dans les rafales du vent qui amènent du large un air chargé de sel iodé et de cris d'oiseaux blancs.
Les vagues conspirent en rythme saccadé me voyant souffrir dans ma démarche. Elles m'entrainent à persévérer ou elles m'exhortent à fuir ? Je trébuche encore. Je veux ignorer l'orage qui vient. Je veux le défier dans mon ciré jaune et mes bottes trop grandes.
Je me dirige vers la plage qui longe la naissance de la jetée. J'avance vers cette cabane de pêcheur, celle que l'on m'a indiquée, celle devant laquelle une barque fait le dos rond sur la gréve. Une colonne de fumée désespère de se former à la sortie du toit plat. Aussitôt qu'elle apparaît, le souffle marin la disperse et la repousse vers l'intérieur des terres.
Je ne sais pas si je vais le trouver là. S'il va m'ouvrir sa porte. S'il va accepter de me revoir, de me recevoir. Je me demande si je fais bien ou mal.
On m'a dit au port que souvent il se terre dans son antre, que souvent il se noie dans la bière, qu'il est solitaire. Que parfois, il est difficile à approcher.
Pas après pas, je me rapproche dans la lueur qui se grise. Une lumière faible se diffuse par la seule lucarne du repaire. Un carré vitré à gauche de la porte fermée. Un œil cyclope qui luit face à l'horizon ouvert.
Me voilà presque sur le seuil. Et s'il n'était pas seul ? Si je le dérangeais ? S'il n'était pas à jeun ? J'ai presque envie de repartir, de m'éloigner, de l'ignorer. Et pourtant, je suis là. J'ai le désir le revoir.
Je tape. Rien. Je tape plus fort du plat de la main. La capuche de mon coupe-vent se plaque contre ma tête. Dans le nuage sonore de l'océan et du vent, je ne sais pas s'il m'entend. Enfin la porte de bois délavé par le soleil et le sel s'entre-ouvre, il me regarde. Je le regarde. J'ose sourire.
Sans un mot il s'efface à l'intérieur et m'invite d'un geste amical en silence à rentrer vite. Une bourrasque plus forte m'accompagne dans mon intrusion.
Aussitôt dedans, le vent se met à siffler longuement sous la porte et à travers les murs fissurés de cet abri sommaire. Un vent jaloux de notre entrevue privée. Une table, deux bancs, des étagères, du matériel de pêche et des outils, un petit poêle à bois qui rougeoie de son œil unique.
Sur la table, une bouteille de bière et deux verres vides. Une photo qui disparaît vite dans l'unique tiroir.
Il ne dit rien. Comme s'il attendait ma présence pour boire. Il remplit les verres. Il s'assoit à califourchon sur le banc face à la porte et m'invite à en faire autant en vis-à-vis. La chaleur douce du foyer nous entoure tranquillement.
Je ne sais quoi dire. Par quoi commencer ? Je cherche dans ma mémoire à revoir ce j'avais pu lire dans son regard.
Il ne me quitte pas des yeux qu'un voile d'humidité fait scintiller.
Il est là en face de moi tout de bleu vêtu. Sa veste est ouverte sur un tee-shirt rouge décoloré. Il a dû se raser avant-hier, peut-être. Il est amaigri. Ses traits sont fatigués. Mais dans ses yeux entourés de mille rayons du temps, son expression est la même.
Je reste toujours muet. Il ne dit rien. Sa main droite enserre son verre. Je note qu'il porte encore à l'index cette bague en argent, ornée d'un pierre de lune au pouvoir qui n'a pas dû disparaitre.
Le vent vocalise en ondulations aigües et les vagues roulent les galets avec obstination. A l'intérieur, nous sommes muets, circoncis en nous, dans nos souvenirs.
Ma respiration se cale sur le ressac, le flux et le reflux éternel de la mer. Les bulles de bière s'aventurent à la surface et les souvenirs les escortent.
Hier j'avais treize ans sur le voilier avec mon oncle et son ami Sandro, l'italien. Nous étions des pirates libres partant à la conquête du nouveau monde. Je nous revois tout les trois, bronzés, salés, échevelés, manœuvrant dans la houle.
Je me souviens de ces après-midi à l'intérieur de la cabine au cœur du voilier pendant que mon oncle barrait tout seul. De ses siestes avec Sandro sur les matelas-couchettes, des coussins couverts de toile écru, et du plafond en bois verni.
De ces moments dans le calme plat à l'ombre du mât.
Et nous voilà maintenant à nouveau tout les deux, ensemble, là dans cet abri plus que modeste.
Il y a douze ans que mon père est mort, le cœur brisé. Il y a dix ans que mon oncle l'a suivi malgré sa trithérapie. Je cherche depuis à revoir l'ami italien.
Il n'y a qu'un mois que je l'ai enfin situé. Rassuré.
Il n'y a que quelques minutes que je suis face à lui.
Ça siffle toujours sous la porte et dans ma tête, ça hurle.
"Tu sais, maintenant, je suis comme toi."
« Le paysage d'aise ».
Je ne me rappelle plus vraiment quand pour la première fois, j'ai découvert cet endroit, ce paysage. Je ne saurai dire ce qui m'y a amené. Qui m'en a informé, ou ce qui a bien pu m'y guider. C'est un lieu que je ne peux que vouloir préserver.
Il faut d'abord parcourir une route sinueuse. Elle suit le relief de la montagne qui par endroit se jette avec force dans la mer. Après quelques kilomètres qui m'éloignent de l'enfer de la cité et plusieurs tunnels sombres qui me rapprochent du paradis, le parking caché dans un creux de virage m'offre une petite place. Il faut alors traverser la route et suivre le chemin qui descend tel un rapide vers l'immensité bleutée. Toboggan ouvert vers la liberté.
A l'arrêt debout au bord du ruban de goudron noir, je saisis la grandeur du lieu, son ouverture. Moi, tout petit, j'habite timidement le panorama de carte postale. Les yeux avides, je me tourne et je me retourne. Je jouis naïvement de ce spectacle. Derrière moi, les flancs escarpés de roches blanches se pomponnent de touffes de végétaux vert-de-gris. Au-devant, en grand écran, l'azurée du ciel s'unit à la brillance de l'onde. En contrebas, le chemin-couloir dévale entre deux murs de ronces géantes mélangées de lianes d'ipomées volubiles aux nombreux cônes violets. Des cônes béants jaillissant comme autant de bouches manquant d'air.
J'entame mon exploration sur la pente. De temps en temps, des chênes verts graciles ou un figuier rebelle émergent de la cape feuillue. Il fait frais. C'est étonnant, il y a peut-être un petit ru, un filet d'eau malingre qui courageusement se glisse sous ces parterres inextricables. Je continue ma descente encore plus avant, et je finis par atteindre la voie ferrée, trait d'union entre les villes qui s'égrènent le long de la côte. Au-delà du ballast caillouteux et des traverses maculées de goudron, au-dessous des câbles à haute tension qui montent la garde en grésillant, le cheminement se poursuit en sentier à peine marqué. La prolongation vers l'eau se fait en contournant par la droite un bunker ruiné qui autrefois a protégé les terres d'envahisseurs belliqueux. A partir de cet endroit, il n'y a plus que la roche calcaire déchirée, crème ou grise. Des roches déchiquetées bien avant que l'homme parvienne à se mettre debout. A travers ce chaos, la descente vers l'eau se fait plus difficile, presque dangereuse. Par instant, je lève la tête, je m'arrête et j'admire le large azur scintillant qui semble m'attirer, qui m'hypnotise. A d'autres moments, le vide séducteur m'interpelle. Il me faut m'en méfier. Je me sens quasi saoul de tant de brillances jetées sur ce drap de soie qui ondule paisiblement. Je poursuis la descente à travers ces blocs aux arêtes vives. Je repère sur les rochers abrupts les traces bistres des pas de ceux qui m'ont précédé. C'est une avancée en milieu hostile. La surface des rocs ne m'offre qu'un appui meurtrier. Le vent qui vient du large me chuchote aux oreilles de prendre garde, d'éviter le vertige. Je me demande pourquoi je suis là.
Qu'est-ce que je vais bien pouvoir trouver en bas ?
Souvent, c'est l'effroi qui me fait choisir un relief où poser mes pieds. Je ne suis pas le seul à m'accrocher à cette paroi à pic, il y a des aloès en pointes agressives, des cistes émaciées et ébouriffées, des pins parasols torturés par les tempêtes d'équinoxe. Il est certain que ces végétaux ne rêvent que de fuites. Seules, les griffes de sorcières arrivent à ramper sans but dans ce milieu peu gracieux. Puis, sans que je m'en aperçoive vraiment, trop occupé à river mes pas au sol, me voilà au niveau des flots, au niveau des vagues qui m'accueillent en clapotis joyeux.
Maintenant à l'arrêt, je reprends haleine. Je découvre une crique protectrice, une anse minuscule blottie au creux de cette falaise. La plage réduite est doucement nappée de milliers de petits galets. Le surplomb rocheux semble veiller à la quiétude de cette grève. C'est la récompense, le graal désiré, le gain inattendu, le repos mérité. Mignons, les galets chantent une berceuse archaïque dans le ressac. C'est amplifié par la muraille blanche qui surveille de sa hauteur la danse des vagues. J'imagine une grotte immense ouverte sur la mer. Au-dessus, tout là-haut, un train bleu marine passe rapidement entre deux boyaux noirs. Je le vois mais je ne peux l'entendre. Film muet. Apparition. Disparition. J'ai l'impression d'être au cœur du monde initial.
Me délestant de mes affaires, je suis seul, pareil à un nouveau-né fraîchement exposé au soleil. J'avance dans le liquide salé et bientôt je n'ai plus pied. Le mouvement en va-et-vient me tire et m'éloigne du bord. Dos au large, ma vision embrasse la plage, la falaise, les trous borgnes des galeries dans la roche crayeuse, les touffes vertes irritées et le ciel au-dessus. Bleu, si bleu, toujours bleu, si profondément bleu. J'en suis ébahi, étourdi.
C'est à cet instant que je sens une présence autour de moi. Ta tête sort de l'onde. Visage bronzé aux traits réguliers, regard violet, cheveux en boucles brunes, dents de nacre pure. Auréolé de gouttes salées, tout en sourire, tu me fais face. Tu me dis sans parler : « Prends une respiration et bloque ton souffle, allez, je t'emmène ». Etonnamment confiant, je rempli mes poumons, je ferme la bouche et les yeux. Et je me laisse couler. Tu me saisis les mains et tu m'entraines sous la ligne de flottaison. C'est bon. Tiré dans ton sillage, je te suis. Tu nages à reculons. Ta queue énergique nous propulse. Je file dans ta poursuite. Je m'abandonne à toi. Je suis une algue dans le courant, une pierre jetée du bord qui descend vers le fond, vers l'abîme. C'est juste sublime. Alors que je suis au bord de l'implosion, tu me ramènes à la surface, bol d'air bienvenu, et presque aussitôt, nous revoilà à nouveau entre deux eaux. Je souris d'aise. Je me sens poisson. Je me sens oiseau. Libre et léger, parfois tiré et parfois poussé. C'est joyeux, facile, savoureux. Je ne sais combien de temps cela dure. Et je m'en fous. Je suis heureux de te retrouver, toi, qui m'étais jusqu'alors inconnu. Toi, mon garçon-sirène. Je me demande si tu m'attendais. Alors le temps s'étire, le temps s'épure ...
Et puis soudainement, je ne sais pourquoi je me sens seul. Je prends conscience que mon dos est en contact avec le sol de galets. Mes pieds trempent encore un peu par intermittence dans l'écume bulleuse. J'écarte les bras et je remplis mes mains de ces milliers de petites billes grises, bleues, noires ou vertes. Je laisse filer entre mes doigts ces gouttes de pierres polies, sablier muet. Je garde les yeux fermés. Je ne veux pas t'oublier.
Etrangement, les galets roulent et bougent autour de moi, des mains se mettent à me palper, à me modeler, à me sculpter, à parcourir mon torse, mon ventre, mes jambes. Des gars beaux, des gars hâlés, laissent courir leurs mains sur ma peau ultra-sensible. Un visage se penche au plus près au-dessus du mien. Mes lèvres bleuies reprennent vie au contact de tes lèvres chaudes. Un souffle de la vie passe de toi à moi. Nos langues se découvrent et parlent plaisir et sensualité. Douceur et gaité. Mon cœur se met au diapason du ressac, mon sang est flux et reflux. En moi, le désir monte en marée haute. Ca me submerge de toute part. Mon sexe se dresse entre mes cuisses. Je ressens encore plus fortement les caresses et les effleurements. Les lèvres curieuses n'en finissent plus de s'attarder à me goûter et c'est accompagné du fracas d'une vague plus forte que je jouis. Gerbe d'écume verticale, geyser laiteux, volcan de lave blanche. Dans mes oreilles, ça pulse et ça siffle.
J'ouvre les yeux. Le ciel, la mer, et juste moi. Seul, je suis esseulé dans le calme de la soirée qui s'annonce. Intimidé, le soleil se cache. Les roches rosissent de plaisir. Tout à l'heure, la fraîcheur de la nuit les gâtera. Les végétaux grisés de chaleur seront eux aussi satisfaits. Je ramène lentement mes mains sur mon ventre. Dans mon nombril, ma semence irisée donne naissance à une perle immaculée. Je me lève pour l'offrir à la mer. Dans la douceur de l'eau qui me masse en rythme, je me sens tout autre. Je respire calme, apaisé.
Sur le chemin du retour, alors que les ombres envahissent les lieux, je n'ai pas peur. Je remonte vers la route en me retournant encore et encore. J'aimerais tant que tu me suives. Le ciel s'assombrit, la mer se pare d'encore plus de luisance. Je remarque la présence de la lune. Elle a enfin fini par prendre sa place. Je lui souris simplement. Je monte et c'est certain, je ne suis plus le même. Je suis heureux. Finalement différent mais heureux.
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